En 2008 paraît le cinquième roman de Jack O’Connell, The Resurrectionist. Il ne lui faut qu’une année pour nous parvenir, traduit par Gérard de Chergé, sous le titre Dans les limbes. En traversant l’Atlantique, il passe des éditions Simon and Schuster à Payot et Rivages, dans la collection “Rivages/Noir”.
C’est un roman singulier, dérangeant, prenant.
Un roman qui s’inscrit d’emblée dans la suite du précédent, Et le verbe s’est fait chair. On y trouve une clinique perchée sur une colline, Menlo, l’auteur de comics croisé dans BP 9 et dont l’origine, l’identité, est effleurée dans Et le verbe…, et l’impact d’une histoire sur son lecteur quand le précédent touchait à l’origine d’une fiction, ses racines dans la réalité. Fiction qui pourrait bien être celle qui était restée cachée, secrète, dans le précédent.
L’action se déroule de nouveau à Quinsigamond, double fictif, fantasmé, de Worcester, la ville de l’auteur. Une ville postindustrielle, sinistrée.
Sweeney débarque dans la ville. Il est embauché comme pharmacien dans la clinique du Docteur Peck, pas vraiment une promotion, mais dans le même temps, la clinique a accepté son fils comme patient. Danny est dans le coma depuis un an et la clinique est spécialisée et réputée dans le domaine. Même si le docteur Peck paraît étrange, Sweeney ne voulait pas rater l’occasion. Il emménage dans un appartement au sous-sol de la bâtisse qui domine la ville. Quand Danny arrive, il se remet à lui lire les aventures de ses héros. Une série qui s’intitule Limbo et qui met en scène les pérégrinations d’une bande de monstres de cirque ayant fui cette Bohème, déjà présente dans Porno Palace et Et le verbe s’est fait chair, pour un autre pays imaginaire, Gehenna. Ils sont menés par Bruno, un hercule en rupture, et tentent d’échapper au docteur Fliess, tout en croisant la route de Lazarus Cole, le résurrectionniste. Ce monde imaginaire, cette fiction, au départ un comics, a pris de l’ampleur et est devenu l’objet de jeux de cartes, de figurines, de dessins animés, de films et autres produits dérivés. En outre, quand les personnages du monde réel, Peck, Sweeney, ou un des autres membres de la clinique, descendent en ville, ils plongent dans un monde en perdition, le quartier des usines désaffectées, en ruines, peuplé d’êtres bizarres, dont, entre autres, une bande de bikers se surnommant eux-mêmes les Abominations, menée par Buzz Cote assisté de l’Araignée. Une bande de bikers aux desseins peu clairs, installée dans une ancienne usine de prothèses. Désaffectée.
Trois mondes cohabitent. Nous passons de l’un à l’autre au gré des chapitres. De la clinique à la ville, en passant par l’univers fictif du comics dans lequel s’ébattent Chick, le garçon-poulet, Kitty, la naine, Nadja, la fille-homard ou encore Milena, l’hermaphrodite. L’étrangeté d’un endroit déteint sur l’autre, l’étrangeté d’un de ces mondes fictifs s’invite dans les deux autres… Limbo, le titre de la BD, prend des significations différentes selon l’endroit où il est évoqué, des liens apparaissent, les mondes s’interpénètrent. Débordent, se fondent.
“L’univers, le tissu de la réalité, se composait de particules de désir ardent, d’une sorte de besoin quantique de communication absolue.”
La fiction devient dérangeante et fascinante au fur et à mesure que l’on y progresse. Nous sommes dans les limbes, celles du titre français, les limbes des patients dans le coma, celles de la fiction dessinée, imaginée par Menlo, auteur dont on a déjà croisé les œuvres auparavant, ou les limbes de la ville en voie d’extinction. Celles des couloirs et des chambres de la clinique tout aussi inquiétants que le reste.
Et Sweeney tente de progresser. Pris entre Nadia, l’infirmière, Alice Peck, la fille du patron de la clinique, elle-même médecin, et la bande des Abominations. Il doit faire des choix, doit choisir entre les uns et les autres… Renoncer à ce qu’il a toujours cru.
“Néanmoins, susciter un nouveau mode de pensée était un processus précaire, comme d’invoquer les démons.”
Jusqu’à ce que les différents mondes se confondent…
C’est un roman qui nous confirme ce que disait le précédent, que la frontière entre la fiction et la réalité est poreuse. Que la fiction influe sur la réalité, comme la réalité influe sur la fiction. Un roman qui nous offre un imaginaire captivant, dérangeant. Naviguant entre un certain gothique, une réalité noire, désespérée, et une bâtisse inquiétante, abritant des docteurs à la limite de la mégalomanie.
Un roman qui nous offre un nouvel aperçu de Quinsigamond, confirmant l’évolution de son auteur, déjà perçue dans le roman précédent, s’éloignant de Bangkok Park ou de la Zone du Canal, endroits jusqu’ici presque centraux, pour s’attarder dans le quartier des usines abandonnées croisé précédemment avec la “Reine des ondes”, le diner boite de nuit de La mort sur les ondes, ou encore l’ancienne usine de papier investie par les Tung puis les “Magiciens” et celle occupée par Kroger, la Bardo, dans Et le verbe s’est fait chair.
Un roman qui gagne en profondeur, à l’instar des précédents, au travers des noms choisis par le romancier. Quinsigamond désignant le nom indien de l’endroit où Worcester s’est construite ; Maisel, ville fictive de cette Bohème qui confirme son importance dans l’univers d’O’Connell, empruntant son nom à l’une des synagogues de Prague, capitale de cette même Bohème ; Gehenna évoquant un endroit biblique, proche de l’enfer ou du purgatoire… Un roman enrichit par cette trinité toujours présente chez O’Connell, les trois points de vue de BP 9, les trois jours de La mort sur les ondes, les trois bobines de Porno Palace, les trois personnages d’Et le verbe s’est fait chair et les trois mondes de celui-ci…
C’est le dernier roman en date d’O’Connell. Un roman marquant qui rend impatient, qui fait espérer que le prochain viendra bientôt. Un roman qui a enfin permis au romancier de toucher du bout des doigts la reconnaissance qu’il mérite.