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8 février 2014 6 08 /02 /février /2014 17:29

En 1999, Jack O’Connell nous convie une nouvelle fois dans les rues de Quinsigamond, la ville imaginaire, postindustrielle, qu’il a inventée, sœur presque jumelle de sa propre ville, Worcester.

Qui peut expliquer cette ville ? A qui pourrait bien incomber cette tâche, ce devoir ? Chacun dessine sa propre carte. Et c’est sans doute ainsi que ça doit être. Pensez à la physionomie des rues. Elles semblent exister uniquement pour le spectacle. Forme essentielle et fonction accessoire.

C’est son quatrième roman et il s’intitule Word made flesh. Un an plus tard, il débarque chez nous, traduit par Gérard de Chergé, sous le titre Et le verbe s’est fait chair. En exergue, une citation d’un roman de Paul Auster, La cité de verre, évoquant ce qui préoccupe au plus haut point O’Connell, le langage. Inventé par Adam, d’après Auster, il connut le même sort que l’homme. La citation se conclut ainsi :

L’histoire du paradis terrestre ne relate donc pas seulement la chute de l’homme, mais celle du langage.

 

La scène d’ouverture est particulièrement marquante, choquante. Glaçante. Un homme est exécuté sous les yeux d’un autre, qui se cache. Une exécution barbare, impressionnante. Tel un animal que l’on aurait voulu torturer, Léo Tani dit “le Jarret” est écorché vivant et pendu à un croc de boucher. Ça se passe dans la gare de Gompers, cet énorme bâtiment en ruine, image d’une société jadis prospère, et que nous avons déjà arpenté, notamment à la suite de Sylvia Krafft ou Jacob Kinsky dans le roman précédent, Porno Palace.

Et le verbe s'est fait chair (Rivages, 1999)Immédiatement après cette scène d’ouverture à ne pas laisser sous tous les yeux, le chapitre suivant nous décrit un autre homme se faisant rosser par deux brutes. Dans une ruelle. Il se fait rosser pour un paquet qu’on le soupçonne d’avoir. Les deux sicaires sont des hommes de main d’August Kroger, l’un des lieutenants d’Hermann Kinsky, le truand originaire de Bohème, débarqué dans Porno Palace, à la tête d’une organisation criminelle. L’homme battu, Gilrein, est chauffeur de taxi et il doit son salut, pour cette fois, à un flic qui fait fuir ses agresseurs. Gilrein est un ancien collègue de Bobby Oster, son sauveur, et ce dernier l’emmène au quartier général de son étrange unité. Une ancienne usine de fabrication de papier, désaffectée comme la plupart des anciennes usines de la ville. Les hommes de l’unité d’Oster se font appeler les Magiciens et Gilrein s’échappe rapidement de cet endroit qui lui rappelle des souvenirs particulièrement tragiques, la mort de sa femme, Ceil, flic aussi. Mort qu’il pleure toujours et que les mots ne parviennent pas à expliquer. Toujours ce langage et ses limites.

Tout ce que nous avons pour communiquer entre nous, c’est le langage. Et ce n’est jamais suffisant. Jamais. Pas le plus petit instant. Et nous continuons quand même. Tout le temps. En faisant comme si ça suffisait.

Outre Gilrein, personnage central, nous suivons plus particulièrement deux autres protagonistes. Le premier est Emil Lacazze dit l’Inspecteur, un flic solitaire, français d’origine, en marge, installé dans un commissariat à l’abandon, ancien jésuite, ancien patron de Ceil et adepte d’une Méthode qui l’a abîmé. La seconde est Wilye Brown, ex-maîtresse de Gilrein, bibliothécaire de Kroger, spécialiste du livre et passionnée par l’histoire d’E.C. Brockden, le premier meurtrier célèbre de Quinsigamond, familicide rendu fou par son amour de l’écrit et des vers. Les bestioles pas ceux qui s’écrivent.

A ces personnages marqués, errants, s’ajoutent des histoires. Elles s’imbriquent pour constituer une fiction étrange, dérangeante, hors norme. Il y a celle de la Rafle de Juillet à Maisel, de cette jeune fille créant une bibliothèque dans son quartier, de ce meurtrier enterrant ses livres dans un dédale souterrain. Il y a cette réalité presque plus incroyable que les morceaux de fiction, le livre et ses trafics, la vente clandestine d’œuvres volées, la production de comics par des enfants enlevés et emprisonnés, des livres fabriqués artisanalement, en un seul exemplaire, une clinique où des expériences inhumaines sont menées…

Toutes ces réalités s’entrechoquent, s’entrelacent, pour créer un monde curieux, au bord de l’abîme. Comme les personnages. Ils s’enfoncent, voient leur passion les condamner, les faire tomber.

 

La question posée en filigrane de l’intrigue est l’origine d’une fiction. L’origine d’une fiction et son impact sur son auteur. La fiction, cette réalité qui, comme l’autre, n’existe que lorsqu’elle est mise en mots. La fiction qui implique tant de souffrances ou d’avoir souffert…

On se fie aux textes pour raconter une histoire. Souvent, il n’y a pas d’autre matériau disponible. Et, comme il n’y a aucune solution de rechange, aucun moyen de regarder en arrière pour capter notre propre perception de la vérité, nous élevons les textes à un niveau qu’ils ne méritent sans doute pas. Nous les vénérons par nos analyses. Nous les consacrons par le toucher incessant de notre pouce humecté de salive. Nous en arrivons, finalement, à voir en eux davantage qu’une simple représentation, qu’une version – unique – d’une réalité depuis longtemps révolue.

 

Avec Et le verbe s’est fait chair, Jack O’Connell signe l’un de ses meilleurs romans, un roman labyrinthique, un roman se posant la question du bienfondé de son existence. Un roman nous mettant en garde contre lui-même et préservant une part de mystère, nous donnant à exercer notre imagination, à nous impliquer. Aiguisant notre curiosité, la provoquant…

Le roman d’un grand écrivain, qui trouvera une prolongation dans le suivant, Dans les limbes, paru neuf ans plus tard et ayant, enfin, permis à son auteur d’accéder à une certaine notoriété.

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